
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amené à vous intéresser au monde celte et aux vestiges culturels gaulois ?
Après le bac, j’ai fait des études de lettres, puis j’ai passé des concours pour devenir professeur, fonction que j’ai remplie avec beaucoup de plaisir : enseigner est pour moi la plus belle profession. Tâchez tous d’exercer plus tard un métier que vous aimerez (c’est beaucoup plus important que l’argent). J’ai entrepris ensuite une thèse sur les souvenirs du gaulois dans le français (ce qu’on appelle de façon savante le substrat). Pourquoi ?
La recherche m’a toujours plu, et elle m’aurait plu quel que soit le sujet. Enquêter, découvrir la vérité sur une question difficile me motive. Pourquoi le choix du gaulois ? C’est une langue qui a disparu, une langue dite « morte », mal connue, qui ne devrait plus susciter tellement l’intérêt. Cependant, elle fait partie de notre Histoire, elle nous permet de mieux comprendre le passé, et elle n’est pas si morte que cela : j’ai voulu montrer qu’elle vivait encore dans notre langue, dans certains de nos mots (vocabulaire) et dans de nombreux noms de lieux en France. Beaucoup plus qu’on ne croyait.
J’avais en classe de collège un professeur de français qui nous parlait beaucoup de l’origine des mots : leur étymologie. Les anecdotes qu’il nous racontait à ce sujet étaient toujours très intéressantes, nous faisant découvrir des sens cachés. J’étais curieux des mots, aimant lire et regarder les dictionnaires. Le français garde des mots issus de langues très diverses. Dans les étymologies notées, je voyais de temps en temps : « mot d’origine gauloise » ; curieux ! Était-ce le hasard qui avait gardé ces mots-là jusqu’à nous ? J’ai fini par comprendre que la langue exprimait des faits de civilisation. Les mots et les noms gardés nous révèlent le passé gaulois.
Comment la langue gauloise a-t-elle influencé les langues vivantes que nous parlons en Europe aujourd’hui, et particulièrement le français ?
Après la conquête césarienne, les Gaulois ont dû adopter la langue du conquérant. Mais certains mots gaulois, qui tenaient vraiment à cœur aux populations, ont été gardés (même s’ils ont pris une terminaison latinisée). Les gens ne voulaient pas les abandonner, ils étaient attachés aux anciens savoirs qu’ils exprimaient, aux traditions qu’ils représentaient. L’agriculteur gaulois ne voulait pas renoncer à son mot de blé (blatos); ni l’éleveur à ceux de mouton (multos) et de cheval (caballos). Le constructeur de maisons désirait conserver le nom de la charpente (carpenta) en bois ; le menuisier, préserver l’appellation des tonneaux (tunna). Le fabricant de voitures de transport ne renoncerait pas aux noms des chars et des chariots (carros). Dans le latin parlé (qui n’était pas le latin classique), des mots gaulois se sont donc intégrés à la nouvelle langue, et ils ont été transmis d’âge en âge, jusqu’à aujourd’hui. Sans que l’on garde conscience de leur origine. Et en croyant parfois que ces mots à terminaisons latinisées provenaient de la langue des Romains.
Il faut ajouter que des populations gauloises vivaient sur les terres actuelles de la Belgique, du sud des Pays-Bas et du sud-ouest de l’Allemagne, de la Suisse et du nord de l’Italie. Ces pays ont aussi gardé dans leur langue des souvenirs de la langue gauloise.
Quels sont, selon vous, les éléments les plus fascinants de la culture gauloise qui perdurent aujourd’hui ?
La langue fait partie de la culture : c’est un patrimoine « immatériel », comme l’a dit l’Unesco. Un millier de mots nous reste de « nos ancêtres » dans notre vocabulaire. C’est peu mais c’est beaucoup plus que ce que l’on imaginait. Autre sujet d’étonnement : les noms de lieux d’origine gauloise sont très nombreux, et cela est extraordinaire : on en compte au minimum 10 000 dans notre pays (et sans doute beaucoup plus). Parmi eux, des noms de cours d’eau, de hauteurs, de forêts, de régions et petits pays, et de nombreuses villes et villages. Si l’on prend les 50 plus grandes villes de France, la moitié ont une appellation issue du gaulois, dont Paris, Lyon, Nantes, Toulon, Reims et Nîmes….
Autre sujet d’étonnement : les Gaulois n’étaient pas les barbares qu’on a imaginés : des rustres, des incultes à qui les Romains ont apporté toute la civilisation dont ils étaient dépourvus. Les découvertes archéologiques nous ont appris depuis 50 ans que les sociétés gauloises ont connu un assez haut niveau de développement dans de nombreux secteurs. L’historien allemand Karl Werner l’a souligné : « L’impression générale est celle d’un pays dont la richesse naturelle est très bien mise à profit par une population intelligente et laborieuse, qui crée un équipement souvent supérieur à celui des Romains ». Certes, ils ne construisaient pas des monuments glorieux en pierre. Mais l’agriculture gauloise était très performante ; et étaient aussi très développés et performants l’élevage, l’industrie métallurgique, les métiers du bois, la production des moyens de transport, les échanges commerciaux, etc.
On apprend en histoire en CP que les gaulois sont « des celtes batailleurs, bons vivants et habillés de couleurs vives ». Êtes-vous d’accord avec cela ?
L’art de la guerre était très développé chez les Celtes (établis dans une grande partie de l’Europe) et chez les Gaulois en particulier. Pour gagner des terres où vivre, pour préserver les territoires acquis, il a fallu apprendre à bien manier les armes. Ce n’est pas un hasard si le verbe se battre provient de la langue gauloise et aussi les noms français de la lance, du javelot et du glaive (celui-ci terme gaulois cladios qui a été repris par les Romains). Les guerriers gaulois (et en général celtes) furent employés comme mercenaires dans tout le bassin méditerranéen ; ils étaient recherchés, appréciés pour leur ardeur au combat.
Les Gaulois ont été aussi des bons vivants ; dans une certaine mesure, nous le restons aujourd’hui (gastronomie française). Le traditionnel banquet des Astérix n’a pas été inventé. Les écrivains antiques témoignent que les Gaulois avaient l’habitude de se réunir pour de grands festins avec quantité de viandes et de vins, en toutes grandes occasions (assemblées politiques, religieuses, célébrations, unions…). Les archéologues ont retrouvé des vestiges de ces banquets, avec des centaines d’amphores et de grandes quantités d’os animaux montrant des traces de découpes. Parallèlement, nos mots de gosier, de trogne et notre verbe gober (avaler goulûment) nous gardent souvenir de ces plaisirs de bouche.
Le développement de l’élevage en Gaule a permis l’accroissement de la production de la laine et du cuir, utilisés pour la fabrication des vêtements. Le tissage nous garde un souvenir dans le nom, issu du gaulois, du drap (pièce d’étoffe, pas seulement pour le lit : notre drapeau en provient). Au témoignage des auteurs gréco-latins, les Celtes aimaient les vêtements hauts en couleurs : tissus avec motifs de chevrons, de carreaux et autres motifs complexes où les couleurs (produites à partir de plantes) pouvaient bien s’exprimer. Quelques appellations gauloises de couleurs sont restées dans nos noms. Le « blanc », vindos, a donné son nom au cours d’eau la Vendée. Le « noir », dubus, reste dans la rivière le Doubs. Le « jaune », le « doré », bodios, avait donné son appellation au peuple des Bodiocasses à l’origine de l’appellation de Bayeux et du Bessin (en Normandie). Le « rouge », roudos, se retrouverait dans le nom de la ville de Royan.
Pourquoi avons-nous plus de connaissance du monde romain, notamment la langue latine, que du monde celte ?
La Conquête de la Gaule a entraîné l’adoption du latin. Les élites politiques, les commerçants avaient tout intérêt à parler latin. Les écoles ont enseigné obligatoirement tout en latin. Sa pratique s’est peu à peu généralisée. Les populations se sont imprégnées de la culture gréco-latine. Et l’ancienne culture a été un peu puis beaucoup oubliée. Le fonds gaulois n’avait pas complètement disparu ; on perdait simplement un peu conscience de sa présence, qu’on gardait tout au fond de soi. L’enseignement a depuis ce temps mis l’accent sur une culture classique très forte. Elle a eu tendance à passer sous silence les richesses issues d’autres langues, d’autres civilisations. Le passé gaulois a été totalement tu : rayé des humanités. Ce d’autant plus facilement que bien des aspects de la langue gauloise ont fini par disparaître des connaissances au fil des siècles (c’est aujourd’hui une langue seulement connue en partie).
Quelles sont les similitudes et différences que vous avez remarquées entre les langues celtes et d’autres langues anciennes ?
La langue gauloise faisait partie du groupe des langues celtes, parlées jadis dans 22 pays d’aujourd’hui, dont subsiste en Grande-Bretagne l’irlandais, l’écossais, le gallois, et en France le breton. Ces langues sont issues de la grande famille de l’indo-européen, langue commune, il y a environ 3000 ans, de l’Inde à l’Europe, d’où viennent le latin, le grec, le germanique, le balte, le slave, le sanskrit (en Inde), l’iranien, etc., langues qui se sont peu à peu différenciées.
Le gaulois et l’italique (d’où est né le latin) avaient le plus de points de ressemblance. On a, du reste, parlé de la même « branche italo-celtique », ensemble qui s’est peu à peu distingué, séparé. Le vocabulaire a pu demeurer parfois très proche : le « roi » est rex en latin et rix en gaulois. La « mère » est matir en gaulois et mater en latin. « Vieux » se disait senex en latin et seno en gaulois. « Nouveau » se disait novus en latin et novio en gaulois. « Trois » se disait tri- à la fois en gaulois et en latin, etc.
Ces ressemblances expliquent que les Gaulois n’ont pas eu trop de mal à adopter le latin (parfois même, ils pouvaient avoir l’impression de continuer à parler gaulois avec certains mots latins). Il y avait bien sûr des différences de vocabulaire. L’oiseau « l’alouette » se disait alauda en gaulois mais galerita en latin ; le mot latin a fini par être éliminé et on a gardé le mot gaulois (d’où vient notre français alouette). Autre différence : les terminaisons latines en -us étaient -os en gaulois : « cher, aimé » se disait en latin carus et en gaulois caros. Le p- au début des mots latins a eu tendance à disparaître en celtique : « père » se disait pater en latin mais atir en gaulois et athir en irlandais.
Nous pouvons consulter vos ouvrages dans la bibliothèque du collège, notamment « Les irréductibles mots gaulois ». Avez-vous d’autres recommandations de livres ou de ressources pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur le monde celte et la langue gauloise ?
– Les irréductibles mots gaulois traitent des mots gaulois gardés dans le français. J’ai aussi publié Le grand héritage des Gaulois qui étudie les noms de lieux français d’origine gauloise.
Sur l’origine des mots français (dont les mots d’origine gauloise), vous pouvez également lire :
– Albert Hamon, Les Mots du français (Hatier), livre excellent pour une bibliothèque mais peut-être pas facile à trouver.
– Olivier Bertrand, Histoire des mots français (Garnier).
Sur la civilisation gauloise, vous pouvez lire :
– Jean-Louis Brunaux, Les Gaulois expliqués à ma fille (Seuil, poche).
– Sophie Lamoureux, Cétéki, Les Gaulois, Tallandier jeunesse (très bon petit livre que je vous recommande).
– Dominique Garcia (archéologue), Les Gaulois à l’œil nu, Cnrs éditions (à partir de 15 ans).
Pour finir, pourriez-vous faire l’étymologie d’un mot celte qui a donné un mot français actuel et qui intéresserait particulièrement nos lecteurs ? Peut-être le nom de notre ville, Nîmes ?
Je donnerai l’étymologie d’un mot du vocabulaire et l’étymologie d’un nom propre.
– Le verbe français changer/échanger est issu d’un gaulois cambiare ; sa terminaison a été latinisée mais le terme était bien gaulois : on en est sûr car une glose très ancienne (= explication d’un mot obscur dans un texte) donne ce mot comme gaulois et précise son sens en latin : « rem pro re dare », ce qu’on peut traduire : « donner un bien pour un autre », donc faire du commerce, de l’import/export. Mot très révélateur de ce que les Gaulois ne vivaient pas repliés chacun dans son petit territoire, mais avaient des relations avec d’autres peuples et s’adonnaient aux activités commerciales.
– Le nom de Nîmes provient d’un gaulois Nemausos, attesté chez le géographe grec Strabon au Ier siècle avant notre ère. Le nom était accentué à la gauloise, sur la première syllabe (à la latine, il aurait été accentué sur l’élément -mau-). Cela explique que la première syllabe a été bien préservée tandis que la suite s’est altérée : Nemausos > *Nemosus > *Nemses > devenu Nesmes par interversion de -m- et -s- (comme formage est devenu fromage). L’accent circonflexe a remplacé le -s- disparu (comme tête issu du latin testa, ou île autrefois isle issu du latin insula).
Nîmes n’est pas qu’une ville romaine, elle a été d’abord une cité gauloise. Elle est née au VIe siècle avant notre ère ! Place forte créée par les Gaulois sur le mont Cavalier. La Tour Magne (romaine) a été bâtie sur des fondations gauloises. Puis village gaulois aux habitations encore modestes. Puis agglomération gauloise, devenant la ville la plus vaste de la région au IIIe siècle avant notre ère (capitale du peuple gaulois des Volques Arécomiques). À l’origine de développement de l’établissement, on doit avoir une source sacrée (actuels jardins de la Fontaine). Le dieu gaulois Nemausus (même nom que la ville) y était prié (une quinzaine d’inscriptions ont été retrouvées à son nom). Le radical celtique nem- était lié à l’idée d’eau et de sacré. Un sanctuaire gaulois des eaux existait dans les actuels jardins de la Fontaine (la fons, la « source »), bien avant la conquête romaine. Le Musée faisant face aux Arènes garde bien des souvenirs de l’époque gauloise. Le nom qui lui a été donné ne convient pas. Il devrait être appelé « Musée des Gaulois et de la Romanité » ou « Musée des Celtes et de la Romanité ».