Anatomie du langage : dialogue entre le professeur Martin Bertrand et les journalistes en herbe de la Gazette d’Honoré

Written by Collège Balzac

23/01/2025

Autour d’une boisson chaude à la Brasserie Fleming, nous avons rencontré le professeur Martin Bertrand, chirurgien, chercheur et enseignant à l’Université de Montpellier-Nîmes et qui a accepté de répondre à nos questions.

Quelle est votre formation ? En quoi consiste votre métier ?

Je suis professeur des universités et praticien hospitalier. Ce sont trois métiers en un :

  • du soin (médecin à l’hôpital), je suis chirurgien digestif au CHU de Nîmes ;
  • de la recherche pour une mission universitaire dans mon domaine qui sont les neurosciences du système nerveux autonome ;
  • de l’enseignement enseignement, je suis professeur d’anatomie.

Ma formation : des études classiques de médecine avec un cursus de sciences pour l’enseignement en parallèle ; j’ai fini mon cursus en passant deux ans en Australie pour valider mes thèses de recherche.

Qu’est-ce qui vous plaît dans l’enseignement ?

  • Le plaisir de donner sans perdre : on donne, on partage et tout le monde est gagnant.
  • Le défi d’intéresser les étudiants : le poids des notes n’est pas suffisamment important à la faculté pour motiver les élèves, il faut donc trouver des moyens de les intéresser !
  • Motiver le gros de la courbe de Gauss de mes élèves en amphithéâtre.

Quelles sont les parties du cerveau qui commandent le langage ?

Nous allons parler du langage oral et du langage écrit, mais il y a d’autres langages comme le langage mathématique ou le langage musical…

Dans l’espèce humaine, la répartition du langage est asymétrique et essentiellement située dans l’hémisphère gauche du cerveau. Nous trouvons dans le lobe temporal une partie permettant le décodage des mots, l’aire de Wernicke, c’est l’aire de la compréhension du langage en interaction avec une aire auditive. L’aire dans le lobe frontal (partie basse) est l’aire de Broca. C’est celle qui permet de programmer une production de langage en interaction avec une aire motrice.

Ces deux aires sont liées l’une à l’autre par le faisceau arqué. Ce système complexe est pré-câblé avant la naissance, ce qui explique par exemple qu’un fœtus commence à apprendre la prosodie du langage au dernier trimestre de grossesse ou qu’il sera capable de distinguer plusieurs langues, de la musique.

Vous travaillez au CHU de Nîmes. Quels sont les moyens techniques disponibles pour étudier et diagnostiquer le langage et ses troubles ?

D’une part, l’étude par des neuropsychologues ou orthophonistes avec des questions et des entretiens standardisés qui permettent de diagnostiquer certains troubles du langage comme la dyslexie.

D’autres techniques moins courantes et plus adaptées à la recherche permettent d’observer les aires cérébrales : IRM fonctionnelle, électroencéphalogramme, parfois en intracrânien.

Pourquoi est-il plus facile d’apprendre les langues quand on est jeune ?

C’est vrai comme tous les apprentissages : pas seulement les compétences intellectuelles, mais aussi le sport, la musique… Cela est dû à la plasticité cérébrale. L’apprentissage repose sur des migrations de cellules, les fameux neurones, à l’intérieur du cerveau, et sur les connexions entre eux. Ce phénomène-là est plus « facile » chez l’enfant, c’est pourquoi les enfants apprennent plus rapidement.

Mais j’insiste pour vous dire qu’il est toujours possible, y compris chez la personne très âgée, donc il ne faut jamais cesser de vouloir apprendre !

Le cerveau s’entraîne : il est plus facile d’apprendre quand on apprend souvent car plus on s’entraîne, plus les circuits neuronaux sont riches et permettent d’encoder rapidement de nouvelles situations variées. Pour les langues, il est plus facile d’apprendre une troisième ou une quatrième langue quand on en connaît déjà deux.

Quels sont les bienfaits de l’apprentissage des langues sur la mémoire et le raisonnement ?

Comme tous les apprentissages, l’apprentissage des langues est bénéfique pour la mémoire et le raisonnement. Dans l’espèce humaine, nous sommes globalement capables de manipuler entre 8 et 10 concepts en même temps. Pour un petit enfant, un « concept » sera un chiffre, pour un collégien ce sera le théorème de Pythagore, puis ce sera un concept sur les nombres abstraits : un concept est un élément qui a été compris et maîtrisé.

L’intérêt du langage pour le raisonnement est que plus le vocabulaire est riche, plus la compréhension est bonne et fine, plus on pourra manipuler des concepts d’un degré élevé et donc produire des raisonnements poussés. À l’inverse, l’utilisation de périphrases pour décrire des situations assez simples occupe « beaucoup de place dans le cerveau » et ces sujets auront du mal à avoir un raisonnement élevé si la moitié des concepts est utilisée pour un niveau de compréhension élémentaire.

De plus, contrairement au langage oral, le langage écrit n’est pas pré-câblé, il apparaît tard dans l’Histoire de l’humanité : le langage écrit entraîne donc un véritable remaniement du cerveau, au niveau de la rétine et du cortex visuel qui va se spécialiser dans la reconnaissance des lettres, en interaction avec les aires « boîtes aux lettres du cerveau ». Ce sont ces aires qui sont très différentes chez un lecteur débutant et un lecteur confirmé ; elles sont par ailleurs inexistantes chez un analphabète, une personne qui n’a pas appris à lire ni à écrire.

À partir de ce remaniement, le langage écrit servira le langage oral, et inversement, pour enrichir encore les connexions cérébrales au service de la compréhension et de meilleurs apprentissages. Chez le petit enfant par exemple, la richesse du langage oral servira l’apprentissage de la lecture.

Quant à la mémoire, un des moyens puissants pour l’améliorer est ce que l’on appelle « la richesse de l’encodage » : quand vous êtes capables d’encoder une information sous différentes modalités, la mémoire est à plus long terme. Donc la diversité des encodages oraux, écrits, polyglotte, musicaux, mathématiques, etc. joue énormément sur la qualité de la mémoire.

D’une manière générale, faire « travailler son cerveau » d’une manière ou d’une autre est favorable pour l’apprentissage et c’est un moyen puissant de prévenir toutes les maladies dégénératives du cerveau ou ralentir leur progression : maintenir une activité intellectuelle et des interactions sociales.

On dit que les Français sont, d’une façon générale, mauvais en langues étrangères. Est-ce prouvé scientifiquement ? Si oui, pourquoi ?

C’est une bonne question et j’ai dû creuser un peu le sujet.

Toutes les études qui disent cela parlent de l’anglais et non des langues étrangères. Évidemment, l’Anglais, l’Australien ou l’Américain qui apprendrait le français le ferait par goût et par plaisir, c’est presque esthétique pour lire Baudelaire dans le texte ! Alors que ceux qui ne sont pas « native English speakers » sont obligés d’apprendre l’anglais pour voyager, pour travailler… donc pour la nécessité car c’est la langue internationale.

Ensuite, les Français sont effectivement moins bons en anglais que les habitants de pays ayant une langue de racine germanique puisque la construction des langues est plus différente entre le français et l’anglais qu’entre l’anglais et l’allemand par exemple. Par contre, on est à peu près au même niveau que les autres langues latines et on trouverait peut-être des conclusions opposées si l’on s’intéressait à la maîtrise de l’espagnol ou de l’italien par les Français.

Enfin, les méthodes d’apprentissage de l’anglais dans les écoles de France ne sont pas idéales : apprentissage tardif, axé très tôt sur l’écrit, en sur-effectif, etc. On n’incite pas les élèves français à parler librement ou pour le plaisir, en osant faire des fautes, avec des méthodes empiriques, en faisant des hypothèses, des essais… cela a tendance à inhiber les initiatives.

La dyslexie est un trouble de la lecture et de l’écriture. Est-ce que cela se traduit par des différences anatomiques avec une personne « normale » ?

Oui, à un niveau qui n’est pas visible sur une IRM classique, mais qui peuvent être mises en évidence avec avec les méthodes mentionnées plus haut. La migration de neurones durant l’apprentissage des langages oral et écrit se fait de manière anormale chez le patient dyslexique, c’est une migration incomplète : les fameuses « boîtes aux lettres » sont comme dispersées, moins homogènes.

Il s’agit donc d’un véritable trouble anatomique qui peut se contourner mais pas se soigner, comme la majorité des lésions cérébrales.

Cependant, les capacités de remodelage du cerveau étant spectaculaires, le dyslexique utilisera des moyens détournés pour palier cette anomalie, ce qui le rendra potentiellement plus créatif et plus volontaire que les autres : il développera des zones non-développées chez le sujet moyen et enrichira des circuits neuronaux originaux.

Qu’apportent les neurosciences à l’École ?

Énormément de choses ! Sur ce sujet que l’on pourrait beaucoup développer, je conseille la lecture de Stanislas Dehaene, un chercheur français dont c’est le domaine d’expertise.

Si l’on veut donner quelques exemples, on mentionnera les processus de mémorisation, par exemple les tests nombreux avec « retours sur erreurs » immédiats. Mais aussi des techniques pour l’amélioration de l’attention et de l’engagement actif, l’intérêt de la nutrition, du sommeil… Le fameux adage La nuit porte conseil est parfaitement vrai et le calcul de l’étudiant qui fait cinq nuits blanches avant son examen est mauvais !

Grâce aux neurosciences, les professeurs savent que faire un cours magistral de 4 heures en amphithéâtre pour un public d’étudiants fatigués n’est pas le moyen le plus efficace de transmettre des connaissances !

Pourriez-vous nous raconter une anecdote qui intéresserait nos lecteurs sur un patient qui aurait/aurait eu un trouble de langage ou une guérison particulière ?

Pour vos lecteurs intéressés par les anecdotes de ce genre, je conseille la lecture du neurologue américain Oliver Sacks, connus pour ses récits basés sur les cas cliniques rencontrés lors de son activité médicale. On y rencontrera notamment « l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » !

Je mentionnerais également le cas de patients ayant fait des AVC, devenant aphasiques, qui ne peuvent plus parler et parfois qui ne comprennent plus le langage parlé avec une diction normale ; et pourtant qui vont récupérer un mode de communication par le chant.

Un autre exemple de récupération de capacité chez l’enfant : des patients aveugles qui développent une capacité de l’audition proche des chauves-souris, capables de s’orienter dans leur milieu par écho-localisation. Un petit garçon complètement aveugle faisant du vélo dans son quartier grâce à la captation sonore des rebonds de ses claquements de langue !

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